Notre camarade Drexl cache sous sa rude écorce de grand fauve urbain la sensibilité exacerbée de l’écrivain maudit. Aujourd’hui, il quitte le format exigu de la chronique pour nous livrer rien moins qu’un roman. Oui, un roman… une oeuvre kaléidoscopique qui se penche sur l’incroyable vie de l’un des cinéastes les plus emblématiques du site : Jean-Marie Pallardy.
Tout au long des semaines qui viennent, retrouvez en ces lieux, sous forme de feuilleton, l’histoire à peine fantasmée de cinquante années d’une carrière enfiévrée…
Avant-propos
La fascination pour le cinéma de Jean-Marie Pallardy est de prime abord d’ordre esthétique, tant ses films ne ressemblent à aucun autre. Quiconque s’attarde sur leur confection si particulière prend le risque de voir leurs charmes bourrus s’insinuer au plus profond de son cortex cinéphile. Les productions JMP sont des anomalies, des œuvres libres de toute influence et de tout carcan formel ; leur auteur, un électron libre, résistant d’un autre temps à la marchandisation globalisée de l’espace cinématographique.
En dix années d’enquête épisodique, marquées par trois rencontres d’une intensité redoutable avec l’ancien pornocrate et de multiples entretiens avec les rescapés de son parcours chaotique, l’aura sulfureuse de Pallardy ne s’estompe toujours pas. L’obsession pour cet individu hors normes a pris la forme du présent récit, biographie à peine fantasmée d’une légende aux fermes racines rurales. L’histoire d’un autodidacte à l’absence de scrupule remarquable qui, par la seule force de sa volonté, s’est constitué une filmographie unique dans le morne paysage du 7e art français.
Il n’existe pas de vérité objective sur Jean-Marie Pallardy. D’une discussion à l’autre, l’homme peut donner deux versions différentes d’une même histoire. D’un témoin à l’autre, son portrait varie entre le pétulant souvenir nostalgique et le passif que l’on voudrait laisser derrière soi. John-Mary est une somme semi-fictionnelle d’informations vérifiées, d’anecdotes persistantes, d’exagérations atténuées ; des données accouplées entre elles par des arrangements scénaristiques dans la droite lignée de la plume pallardesque.
Si telle description de film ou telle digression vous semble too much, n’hésitez surtout pas à agrémenter la lecture de recherches sur la toile – vous y trouverez des bandes-annonces ou des extraits de quasiment tous les films cités, des photos de tous les protagonistes, et même des séquences d’archives pas piquées des vers. Soyez les bienvenus dans l’univers de Jean-Marie Pallardy.
Drexl
1982
- Les chars russes n’ont pas encore écrasé les Champs-Elysées, mais ça ne saurait tarder, foi de tourangeau pur jus. Les filles sont belles, la bouffe plantureuse, le pinard croquignolet, mais pour combien de temps ? Les Ricains, eux, ils ont tout compris. Un cowboy président ? Génial. Parfait. La poigne ET le doigté.
La main leste, André emplit de nouveau le verre de Jean-Marie. L’hôte est presque rassuré d’entendre son invité déblatérer sous le coup de l’ébriété : à quarante balais, Pallardy est peut-être encore plus beau que dans ses primes années de mannequinat. Les tempes délicatement grisées, le visage admirablement buriné, le regard chaud et enveloppant, charisme, bagout, virilité montée sur pattes. Même quand tu sais pertinemment que le type est en train de t’embobiner, c’est limite si tu n’en redemandes pas.
Voir le bestiau s’embourber dans les considérations politiques de comptoir a quelque chose d’apaisant. Ça l’humanise, ça rompt son emprise troublante, ça le ravale à sa réalité purement roublarde. Et ça donne confiance.
Fatalement, Jean-Marie reprend les rênes de la conversation (quitte à s’interrompre lui-même avec une certaine grossièreté) pour évoquer ses conquêtes. Actrices pornos, actrices de troisième et seconde zones, actrices de premier plan, femmes de producteurs, d’acteurs et de réalisateurs, strip-teaseuses, châtelaines, serveuses, infirmières, commerçantes… André connaît son homme : à vue de nez, en prenant en compte le nombre de bouteilles vides, l’heure avancée et les coups d’œil détournés, le coefficient d’exagération prend ses aises.
Lorsque Pallardy embraie sur ses prochains projets, André est passablement saoul et plutôt sûr de lui. Il se voit tellement beau qu’il saute à pieds joints dans le dialogue / monologue de son futur ex-ami.
Le milieu de l’érotisme traverse une crise a priori insurmontable. Le marché a parlé : le public veut du hard, du gros plan chirurgical à cadence métronomique, des braquemarts, du foutre et du poil. Il se fout de l’histoire, il veut juste qu’on le souille toutes les dix minutes, peu importe comment ni pourquoi. Les conteurs comme Jean-Marie sont dépassés, ringards.
Ce dernier a miraculeusement traversé les années 70 en montant des films comme des braqueurs monteraient leurs coups. Avec son passif d’escroc flamboyant, d’adepte forcené du droit de cuissage, ses innombrables chèques en bois et autres arrangements fumeux, il est de toute façon tricard aux yeux de toute la profession. Beau gosse ou pas.
Le vent a tourné. Les actrices historiques de l’érotisme made in France fondent des familles, des entreprises, ou les deux. Les playboys plus prévoyants ont économisé, les frimeurs s’en retournent à leurs premières formations, la queue entre les jambes. Une poignée de petits malins a cependant anticipé la révolution – les uns ont embrassé le X à pleine bouche, les autres ont flirté ailleurs. Leur ami commun Jean-François Davy, auteur d’Exhibition, Bananes Mécaniques ou Prenez la queue comme tout le monde, s’est ainsi engouffré avec concupiscence dans l’essor de la VHS, pour y faire tranquillement fortune.
Avec cette ingénuité touchante du poivrot qui pense bien faire, André se lance.
- Ecoute Jean-Marie, t’es beau mec, t’as l’entregent, t’es un fonceur, un blagueur, un menteur, un voleur ; t’as tout pour être un super producteur. Mais comme réal’, tu vaux rien. Produis des films et moi, je te les distribuerai.
La main de Pallardy se crispe sur son verre avant de l’envoyer voler à travers la pièce. André a tout juste le temps de le voir exploser contre sa bibliothèque que Jean-Marie est déjà sur lui. André se retrouve à terre, roué de coups.
Les deux hommes resteront brouillés.
1946
A l’arrivée des services sociaux, Jean-Marie entoure naturellement Pierre de son bras protecteur. Les deux derniers nés des dix enfants Pallardy ont toujours été proches, se sont toujours serrés les coudes sous les brimades fraternelles et les branlées paternelles. Malgré sa petite année d’avance, Jean-Marie a très vite endossé le costume de grand frère bienveillant.
Beaucoup trop jeunes pour comprendre les bruits d’un monde cantonné à la ferme familiale et ses rituels, les deux bambins ont traversé l’Occupation Allemande, la Libération, la fin de la Guerre en s’accommodant docilement de chaque changement, avec une fatalité résignée. La mère meurt en accouchant de Pierre, le père se suicide cinq ans plus tard, pour le premier anniversaire de l’Armistice.
L’heure est au pragmatisme. Les aînés Pallardy iront servir de main-d’œuvre aux paysans voisins. Les sœurs prêteront main forte au couvent ; Pierre et Jean-Marie, respectivement âgés de cinq et six ans, seront envoyés à l’orphelinat de Moulins. A la vie, à la mort. Le grand frère veillera sur son protégé, distribuera les mandales au moindre regard en biais, dans la droite lignée de l’unique leçon dispensée par le père.
Les mômes durcissent à grande vitesse, se forment avec tous les petits boulots qui peuvent leur tomber sous la main. S’il n’arrive pas encore à se défendre seul, Pierre accuse les coups de mieux en mieux. Les gosses sont trimbalés de fermes en refuges de fortune, fuguent dès que leur situation se fait par trop intolérable – autrement dit, dans l’Auvergne rugueuse de l’après-guerre, très souvent. L’hiver, ils dorment dans des terriers de blaireaux et se nourrissent de chats errants.
Ils remontent le pays de villages en bourgs désolés. Partout, les mêmes sinistres, les mêmes hontes bues. Au fil des ans, Pierre est le témoin régulier de l’aisance surréaliste de son grand frère avec la gent féminine, pour sa plus grande admiration. A la douzième année de cet interminable voyage, Pierre et Jean-Marie sont arrêtés pour la énième fois, et envoyés dans un énième pensionnat. Leur attitude est moins agressive qu’à l’accoutumée. Ils se résignent.
Au matin, Pierre trouve une lettre laissée par son frère. Il s’est enfui dans la nuit avec un autre pensionnaire pour le suivre en Touraine – l’évasion n’était possible qu’à deux, prétend-il. Il lui écrira très vite pour lui dire comment le rejoindre.
Au bout de six mois de silence, Pierre sait qu’il ne recevra jamais cette lettre. Il trace sa route de son côté.
2006
Pierre Pallardy vient d’arriver dans son luxueux domaine de La Baronnie, sur l’île de Ré. A son grand soulagement, les effluves du scandale n’ont pas empuanti son havre de paix : le personnel lui adresse de grands sourires, les quelques clients vautrés alentour l’enrobent d’une voluptueuse envie. Pendant une petite poignée de minutes, Pierre se sent soulagé.
Une fois installé dans ses appartements, il ne manque pas de se ruer sur Internet – son nom éclabousse le fil d’actualités, les commentaires de chaque article vomissent leur fiel et aboient avec la meute. Présomption d’innocence, mon cul.
Quelques mois après la publication de son livre La Grande Forme en 1979, Pierre Pallardy est intronisé diététicien vedette du territoire français. Dans les années 80, il devient LE visage de la bonne santé, l’alternative “pater familias“ des ambiguës Véronique et Davina, le Dukan des années Mitterrand. On le voit donner des cours de gym à la télé avec sa femme Florence ou faire du jogging en famille dans les plus prestigieux magazines. Quand il n’écrit pas des best-sellers, il est aussi le kiné préféré du tout Paris.
Il revoit Jean-Marie en 1984, alors que ce dernier tente de monter un film d’action en Turquie avec d’étranges investisseurs. Sur le moment, Pierre ne bronche pas, sourit au margoulin que semble être devenu son ancien ange gardien. Il lui signe sans rechigner un chèque de dix mille francs, insiste mollement pour que Jean-Marie passe voir ses nièces, sait pertinemment qu’il n’en fera rien.
La lucrative méthode de remise en forme de Pierre Pallardy ne l’empêche pas d’être un gestionnaire exécrable ; les années 90 le feront ployer sous les dettes, les dépôts de bilan et autres harcèlements fiscaux. Il sort du gouffre en 2002, en publiant Et si ça venait du ventre ?, une mise au goût du jour de sa fameuse méthode.
Grâce à ce nouveau best-seller, ses comptes se redressent. Pierre peut garder son charmant hôtel particulier du XVIe arrondissement comme sa résidence de l’île de Ré (bientôt reconvertie en hôtel spa détente). Les nouveaux clients affluent en masse.
Le répit ne durera que quatre ans. En mai 2006, quinze anciennes patientes portent plainte contre lui pour viols et agressions sexuelles, évoquent notamment des « examens gynécologiques un peu trop fouillés ». Pierre a envoyé son avocat au front médiatique, et l’a regretté à sa première interview. « Les massages de Pierre Pallardy peuvent libérer des émotions enfouies » : les internautes ont particulièrement savouré la phrase.
Pour la première fois de sa vie, Pierre ignore comment rebondir. Alors qu’il éteint enfin son écran d’ordinateur, son portable sonne. En voyant le nom de Jean-Marie s’afficher, il fond en sanglots.
La gent_ féminine, siouplé…
J’aurais presque préféré qu’il n’y ait qu’un chapitre publié à la fois… Avec trois on commence à s’installer dans la lecture et paf ! C’est fini, en plein découpage de squeele.
Frustré mais happé je suis. Bravo et vivement la suite.
Corrigé, merci !
Merde alors, j’ai les larmes aux yeux…je me souviens encore de mon dernier petit sandwich aux pattes de chats errants…
J’attends la suite avec impatience !
Excellent ! J’ai bien ris. J’en attendais pas moins du réalisateur de white fire !