Tout au long des semaines qui viennent, chaque vendredi, retrouvez sous la plume de Drexl l’histoire à peine romancée d’un cinéaste hors norme… L’histoire de Jean-Marie Pallardy.
1978 – Prends-moi de force
Le Ricain n’a pas eu le succès escompté. Les Turcs ont plus ou moins fait le boulot dans leur pays, en insistant bien évidemment sur le rôle du wonder kid made in Istanbul, Ilker Inanoglu. Les investisseurs se sont largement remboursés, sans se soucier de l’ego mafflu du réalisateur ou de ses prétentions « internationales ». A sa charge de faire connaître son « œuvre » en Europe et aux Etats-Unis, si ça l’amuse.
Jean-Marie repart à la manœuvre, en forcené toujours à deux doigts du harcèlement pur et simple. Un nombre croissant d’exploitants du cinéma dit “traditionnel“ commencent à mémoriser le nom de Pallardy pour de mauvaises raisons : une fois que le bonhomme a réussi à capter votre attention, il ne vous lâche plus, rappelle jour et nuit. Il y a de la passion dans sa démarche, mais elle a tendance à s’atténuer au fil des innombrables relances.
Avec le jeune proprio d’un cinéma de Barbès qui ne se décide même pas à lui dire oui ou merde, Jean-Marie craque. Il connaît quelques marlous chinois du XIIIe qui seraient bien contents de débarquer en mobylette pour se défouler sur son enseigne… A l’autre bout du fil, le gamin fait sa choquée et bredouille qu’il va porter plainte. Pallardy raccroche illico, plus énervé qu’inquiet. A Cannes, il parvient à vendre le film aux Etats-Unis sous le titre That Man from Chicago, en pack avec Love Trucks (L’Amour chez les Poids Lourds) et Naked and Lustful (la version X de La Donneuse). Juste de quoi voir venir.
De nouveau, il écume les poubelles des studios de montage pour y récupérer les chutes de pellicule qui donneront naissance à ses lubies filmiques. Ses options se resserrent, ses réputations le précèdent. Il a passablement ennuyé ses producteurs turcs. Les Italiens l’aiment bien, à condition qu’il leur donne de la fesse gauloise. En France, le cinéma érotique entame son agonie, sous les coups de butoir chirurgicaux de la pornographie démocratisée. Pendant qu’il faisait le barbot en Turquie, le milieu s’est professionnalisé, voire industrialisé. S’il veut retourner dans son pays, Jean-Marie comprend qu’il va devoir se tenir à carreau. Finis, les négociations en nature, les reports de jour de paie, les escroqueries au quotidien. Si tu veux rejouer, faut être réglo.
Le temps et les finances pressent. Il n’a plus le choix. Avec l’argent des Italiens, il a à peine de quoi rémunérer six actrices pour une scène chacune. Jacques Insermini et Jean Luisi tiendront la caméra à tour de rôle. Planqué sous une cagoule et sous le pseudo de Boris Pradley (un très vague anagramme de son véritable nom), Jean-Marie campe un violeur en série qui, sous la menace de son fusil, abuse de jeunes filles qui finissent toutes par aimer ça. Les copains jouent les doublures hard à tour de rôle, sauf pour la scène où une donzelle particulièrement excitée, campée par la débutante Brigitte Lahaie, se joint au viol joyeux. Pallardy prétexte pour ce faire le manque de temps et de moyens : la jeune actrice ne lève pas le lièvre et s’en veut surtout d’avoir accepté un film aussi fauché.
Image dégueulasse, mise en scène visiblement torchée en deux jours, apologie implicite du viol, Prends-moi de force est un film sale, dans tous les sens du terme. Même Jean-Marie ressent un profond malaise à sa vision, regrette de ne pas avoir gardé son pseudo pour la réalisation. Trop tard : les exploitants réclament leur copie. Peu regardant sur la qualité ou le fond, le public lui garantira un succès poli.
1979 – Une femme spéciale
Pallardy is back. Avec son prochain film, il va décrocher la timbale, obligé. Un budget correct, une vraie équipe technique, Gordon Mitchell et Mike Monty en bad guys, sans oublier la merveilleuse Karin Schubert dans le premier rôle. La troublante reine d’Espagne de La Folie des Grandeurs se vautre depuis un bon lustre dans le cinéma euro-trash, le lupanar érotique après un court détour par la série B. Jean-Marie court-circuite son agent, déboule chez elle et déballe son synopsis. Une hôtesse de l’air camée, passeuse de drogue pour le compte de son mari adultère, trouve un sens à sa vie dans les bras de Jean-Louis (Pallardy himself), rude bon gars qui lui apprendra le sens des valeurs traditionnelles : amour, famille, travail, et sexe dans les vagues.
Jean-Marie ignore que le fils de Karin Schubert est toxicomane, qu’elle multiplie les tournages pour mieux tenter de le soigner. Malgré le salaire ridicule avancé par l’affable réalisateur, Karin voit là un coup de coude du destin, l’occasion de donner enfin du sens à sa carrière plombée. Elle accepte sans réfléchir.
Un invité supplémentaire vient se joindre au tournage : Paul, grand frère de Jean-Marie débarqué du grand nulle part de ses combines en suspens pour un petit tour de mélancolie familiale. Il tente de la jouer grand prince pour l’amadouer et le convaincre de jouer dans son prochain film, mais à ce jeu-là, son cadet a une bonne longueur d’avance. Jean-Marie ne se fait pas prier outre mesure et lui offre le rôle du mari plus ou moins manipulateur, avec une scène coquine en bonus – en échange, Paul accueillera toute la smala dans sa grande villa. Brigitte Lahaie et Francette Mayol sont appelées en renfort pour tourner une scène supplémentaire et les inserts hard de la version pornographique du film, sobrement intitulée Pénétrations Méditerranéennes.
Roi pompeux de sa cour de techos moustachus et de comédiens dénudés, Jean-Marie pense en imposer drôlement à son aîné. En fait, Paul est sorti passablement gêné de sa scène érotique, et ne sait trop s’il est fasciné ou dégoûté par tout ce qu’il voit. Pire : il doit rivaliser d’astuce pour que ses jeunes enfants ne soient pas témoins des coucheries continues dans le salon familial.
Pour la deuxième partie du film, la petite troupe se déplace en bord de mer. Paul est de la partie dans le seul but de veiller sur ses gosses, que Jean-Marie a insisté pour inclure dans le film – Karin adore les deux mômes. Elle passe son temps avec eux entre les prises, pendant que les hommes festoient bruyamment en attendant la bonne lumière. Georges Guéret est là, le camarade André Koob aussi, Gordon Mitchell et Mike Monty prolongent même leur séjour d’une semaine, enivrés par la décontraction et la bonne humeur ambiante. Paul fait la gueule, mais Jean-Marie s’en branle : sa vraie famille est autour de lui.
L’ultime journée de tournage est dévolue aux scènes érotiques entre Karin et Jean-Marie. Paul repart avec les gosses sans demander son reste. Les potes cuvent tranquillement sur la plage. Pallardy a déjà mis en scène des papouilles au milieu des vagues dans La Donneuse, la première séquence n’est qu’une formalité. La deuxième, en revanche, apporte son lot de complications : le dos sévèrement râpé par le rocher contre lequel Jean-Marie fait mine de la besogner, Karin cache sa douleur du mieux qu’elle le peut, quitte à perdre son aplomb de comédienne. Incapable de se réfugier dans sa forteresse mentale, elle enchaîne les mêmes gestes en mode automatique. Elle fond en sanglots à la fin de la prise en voyant l’érection massive du cameraman. Jean-Marie virera le pervers à grands coups de pied au cul, mais l’arrière-goût de souillure restera, tenace.
1994
Dans sa chambre d’hôpital, Karin Schubert attend la journaliste du Corriere della sera, résignée. Si elle doit s’expliquer sur son geste, autant frapper fort, avec le plus gros quotidien du pays, moyennant rétribution. Bonne pioche : la reporter, Margherita de Bac, fait montre d’une douceur et d’une compassion à son endroit qui lui sembleraient presque sincères. Elle guide l’entretien sans l’interrompre, ne gâte pas ses silences pour gagner du temps. Très pro.
Karin se lance. Au tournant des années 80, la toxicomanie de son fils prit une sinistre ampleur. Les traitements et autres internements forcés n’avaient plus d’effets, ne faisaient que décupler sa colère et accélérer son autodestruction. Seules les cliniques spécialisées, hors de prix pour le commun des mortels, pouvaient éventuellement lui venir en aide. A l’âge de 42 ans, en désespoir de cause, Karin Schubert se lance dans la photopornographique, puis dans le cinéma de la même engeance.
Pendant une dizaine d’années, elle enchaîne une vingtaine de tournages à la grâce d’un contrat annuel princier, en dépit des restrictions qu’elle impose aux réalisateurs. Abusée sexuellement dans son enfance, elle vit la majeure partie de l’année dans un climat de violente domination masculine. Son fils ne guérit pas. Le milieu du X lui fait finalement comprendre, avec une absence de tact ordurière, qu’elle est trop vieille pour le turbin. Karin décroche une poignée d’engagements dans les shows coquins de La Cicciolina et sa complice Moana Pozzi, avant de se retrouver dans le plus complet dénuement.
Seule, rejetée, l’ego et l’amour-propre piétinés par plusieurs générations de vautours, elle se gave de barbituriques mélangés à de larges lampées de vodka. Elle s’est réveillée le matin-même dans son lit d’hôpital, avec l’envie de tout déballer, dans l’espoir infime qu’on ne la juge pas. Karin regarde Margherita droit dans les yeux.
- Je n’ai ni famille, ni amis, ni argent, ni avenir. J’ai voulu mourir parce que j’ai tout raté. Pour les gens, je suis une putain.
La reporter ne flanche pas. Elle embrasse la chambre d’un vaste geste du bras.
- Regardez tous ces bouquets de fleurs… les gens vous aiment.
Karin hausse les épaules, dédaigneuse. Margherita se lève, balaie les petits mots sur les bouquets du regard, en choisit un.
- Vous avez même un fan français.
En revoyant le nom de Pallardy, la première chose qui revient à Karin, c’est la gueule du cameraman viré du plateau par un Jean-Marie furibard. Elle part dans un fou rire tonitruant.
Le nom du magazine en photo est bien « Sex Stars System ? » Mais qu’est-ce à dire monsieur Drexl ?? J’ai pas osé googler.
Sinon je crois qu’on dit « partir d’un grand fou-rire » plutôt que « dans », mais cette erreur donne à la dernière phrase un sens aussi glaçant et définitif que le destin de la belle Karin. Balèze.