Tout au long des semaines qui viennent, chaque vendredi, retrouvez sous la plume de Drexl l’histoire à peine romancée d’un cinéaste hors norme… L’histoire de Jean-Marie Pallardy.
1980 – Emmanuelle à Cannes
& Journal érotique d’une Thaïlandaise
Les Italiens adorent Jean-Marie. Ils le traitent comme une star. Ils lui redonnent confiance. Pour lui, rien que pour lui, ils ont un projet livré clé en main, ou peu s’en faut. Sa mission, qu’il accepte de bon cœur, consiste à bâtir le tremplin pour deux stars du X en devenir : Olinka Hardiman, voluptueuse sosie de Marilyn Monroe, et Gabriel Pontello, star du roman-photo porno Supersex, futur parrain dans le business d’un certain Rocco Siffredi. Les grandes lignes du script sont évacuées en une petite heure de réunion, menée par un Jean-Marie bouillonnant.
Depuis la sortie du troisième et a priori dernier volet des aventures érotiques d’Emmanuelle en 1977, les succédanés cinématographiques se sont enchaînés à un rythme industriel, reprenant ad nauseam la figure de la fausse ingénue à l’assaut lascif d’un territoire inconnu. A une lettre près, les producteurs malins évitaient les procès en plagiat : les Emanuelle, Emmannuelle, Emmanuele et autres Black Emanuelle purent ainsi inonder impunément le marché. Le plan de Jean-Marie est simple : assumer l’orthographe originelle, et siffloter d’un air innocent en attendant que ça passe. Au pire, il prévoit des copies de secours avec un L ou un M en moins à présenter devant la justice. Les Italiens, hilares, abondent. Dans son film, Emmanuelle quittera son mec pour devenir actrice – dans un mois c’est le Festival de Cannes, on n’aura qu’à se faufiler et tourner sur place, ça fera plus authentique.
Une petite semaine en Calabre suffit pour emballer la première demi-heure de film. Jean-Marie est aux petits oignons : Olinka est aussi charmante devant que derrière la caméra, et Pontello, tout novice soit-il, se conduit comme un pro – pas d’esclandre, pas de caprice, le sourire, le garde-à-vous sur commande. Le reste du tournage sera une promenade de santé au cœur de l’effervescence de la Croisette. Entre deux séquences coquines planifiées sur la marina, au bord d’une piscine ou lors d’une ballade en hélicoptère négociée en nature (il va presque sans dire), Jean-Marie improvise, promène son actrice au hasard des rencontres, lui fait jouer les starlettes, s’amuse de la voir aguicher les photographes. Il rattrapera tout au montage, avec une voix-off.
Il écrit le texte en une nuit, le fait enregistrer en une prise, le chevauche à la hussarde sur des images qu’il choisit quasiment au hasard dans ses heures et ses heures de rushs. A ce stade, on est presque dans l’expérimental. Non, sérieusement, il ne manque plus que des commentaires politiques prétentieux et c’est du Bénazéraf… Mais bon, les Italiens lui ont promis un tournage à l’étranger, dans le pays de son choix, s’il boucle le film à temps pour une sortie estivale.
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En hommage au lieu de tournage du premier Emmanuelle, direction Bangkok. Dans ses valises, Jean-Marie embarque le dynamique duo de hardeuses d’Une femme spéciale, Brigitte Lahaie et Francette Mayol. Inévitablement, le scénario est largement improvisé. Pallardy est Paul Vernon, photographe en pleine descente depuis qu’il a croisé sa femme dans une partouze mondaine. Sous ses airs de triste cocu, Paul est en réalité un agent secret, envoyé en Thaïlande undercover. Pas super consciencieux, il tombe en pamoison devant une jeune masseuse sous la coupe de la mafia autochtone, et oublie complètement sa mission. Caviardé de digressions crapuleuses hors sujet, la narration de Journal Erotique d’une Thaïlandaise (Body-Body à Bangkok pour la version hard) est particulièrement dure à suivre, mais les Italiens s’en moquent.
Par contre, ils n’ont pas du tout apprécié que Brigitte se barre de Thaïlande furieuse, avant même d’avoir tourné toutes ses scènes. Qu’est-ce que vous voulez, en pleine montée d’ego, Jean-Marie n’a même pas vu le mal. Un petit coup dans le nez, les lumières de la ville, une chambre d’hôtel planquée à l’autre bout du monde, il a juste voulu poursuivre la scène du matin là où elle s’interrompait. Pompette aussi, Lahaie éclate de rire en le voyant se débraguetter, puis recouvre son sérieux – Pallardy s’avance vers elle, tout mât dehors. La jeune femme le repousse d’abord gentiment, comprend vite qu’il n’est pas homme à prendre « non » pour une réponse.
Jean-Marie se marre : dans le film, c’est lui qui rejette ses avances, et là, c’est madame qui fait sa mijaurée. L’alcool embrume ses pensées, ses gestes. Il veut la retenir et dans le même temps se défaire de ses frusques, il s’énerve, perd patience et aboie des ordres à la « petite allumeuse ». Brigitte s’échappe de l’emprise de sa main, non sans douleur. Mis à terre par toutes ses contorsions, Jean-Marie éructe des insultes en français, en anglais, en italien et même en turc passable. Le claquement de la porte fait exploser son crâne. Il sombre.
1981 – Bruce contre-attaque
L’allumeuse l’a grillé auprès des Italiens, et l’histoire de la chambre d’hôtel se répand comme une traînée dans le X français. Au téléphone, ses potes André Koob et Dick Randall, les deux producteurs d’opérette, le conjurent de venir se faire oublier avec eux, à Hong Kong. Ils sont justement sur un coup.
A la grâce d’un macabre opportunisme, le vide béant laissé par la mort de Bruce Lee en 1973 aura vite été comblé sur les écrans. Chaque studio hongkongais un tant soit peu margoulin possédait son artiste martial recoiffé au bol, rhabillé en combinaison jaune, et rebaptisé pour convaincre d’une quelconque filiation avec le Petit Dragon. Bruce Lee engendra malgré lui les Bruce Li, Bruce Lea, Bruce Ly, Bruce Lai, Bruce Liang ou Dragon Lee. Sans oublier Bruce Le, le plus convaincant du lot.
Dick Randall, drôle de petit bonhomme rondouillard et lunatique passé par toutes les strates du cinéma d’exploitation pur et dur, s’est justement pris d’affection pour Bruce Le, Wong Kin-Lung dans le civil. Un taiseux patient et arrangeant, chorégraphe martial à ses heures, acteur qui donne tout et même plus devant la caméra, metteur en scène et scénariste remplaçant s’il le faut, professionnel jusqu’à l’autisme. Sur le tournage du légendaire The Clones of Bruce Lee, réunion puissamment psychédélique de Bruce Le, Dragon Lee, Bruce Lai et Bruce Thai, Dick l’a observé en silence, jaugeant le poulain d’un œil qu’il aime à considérer comme expert. La dernière séquence en boîte, Randall l’alpague pour lui proposer d’enquiller avec Bruce contre-attaque.
Une très obscure histoire d’enlèvement entre Hong Kong, la France et l’Italie, avec en seconds couteaux le bourrin Bolo Yeung révélé par Opération Dragon, Harold Sakata, le célèbre tueur à gages asiatique de Goldfinger à qui l’on demande de refaire son célèbre coup du chapeau tueur, ou encore une certaine Chick Norris – en réalité, Corliss, l’épouse beaucoup trop maquillée de Dick Randall. Bruce Le y est plus hystérique que jamais. La bande-son emprunte sans vergogne les thèmes de La Fureur du Dragon, de James Bond, et même de la comédie musicale hippie Hair. Le temps de trois petites minutes, Jean-Marie fait une apparition dans le rôle d’un réalisateur de films X impliqué dans un enlèvement. Gaulé en plein câlin dans sa piaule par Bruce, Pallardy lance la course-poursuite sur les toits puis dans le métro, prend un gamin en otage, se fait corriger et puis s’en va. Ouais. Marrant. Ça passe le temps. Jean-Marie s’impatiente.
1983
Six mois qu’il attend et prépare son Festival de Cannes. Pallardy claque tout son pognon dans la location d’une villa clinquante, située à un minuscule quart d’heure de la Croisette. Jean-Marie tente le tout pour le tout et se donne comme jamais : à une semaine de l’ouverture, il a consciencieusement rempli son carnet de rendez-vous. Au programme, des journées de douze heures minimum, de conquêtes verbales à formaliser de son incandescent bagout.
Il débarque en trombe deux jours avant le début des hostilités, brique chaque centimètre carré de la baraque avec maniaquerie, expose ses affiches de films les moins crapuleuses dans le vaste salon, reconverti en salle de réunion dédiée à sa gloire. Sur la table centrale, des serviettes arborant les noms de ses projets, contenant des scripts dédicacés de sa main. En amont, il a battu le rappel de ses « copines » régulières : deux d’entre elles squatteront la villa avec lui la première semaine du festival ; en échange, elles devront juste s’ébrouer en toute, toute petite tenue dans la piscine, au vu et su des invités, pour l’ambiance. Très important, l’ambiance.
Rien ne se passe comme Jean-Marie l’avait prévu. La moitié des rendez-vous s’annule, souvent sans même prévenir. Certains producteurs arrivent passablement bourrés, cocaïnés ou défoncés à des substances dont il ne soupçonne même pas l’existence. Le dernier de la journée s’endort au beau milieu d’un pitch de Pallardy – à bout de nerfs, ce dernier le vire de la villa à coup de pompes dans le cul. Les copines rigolent, Jean-Marie leur intime l’ordre de la fermer. Pas folles, elles s’exécutent.
Les jours suivants ne seront pas plus concluants. Pallardy emmagasine la frustration bien au-delà de son seuil limite. Au soir du quatrième jour, il congédie brutalement ses deux amies – ces petites connes ne veulent pas comprendre l’extrême gravité des enjeux. Dans la foulée de leur départ, il s’ouvre un fameux Bourgogne qu’il réservait pour célébrer son succès. Il écluse pour mieux s’assommer.
Cannes, jour 5. Aucun rendez-vous ne troublera la matinée. Jean-Marie s’offre un verre de rouge à chaque désistement ; à midi, il est pompette. Tandis que la Croisette enchaîne les bacchanales en tous genres, Pallardy rumine. Tous des charognards. Des déserteurs. Des enfants de putains, tout juste bons à se pavaner dans le luxe et le stupre, alors qu’ils n’ont jamais rien dû faire pour mériter leurs privilèges. Facile de reconnaître ces parasites : leurs mimines manucurées ne portent aucune marque de labeur. Si l’un d’eux se prenait une mandale de Jean-Marie, il la sentirait passer. Parole.
L’unique invité de la journée s’avère prometteur, du moins au début. L’unique héritier de la fortune du créateur de l’Uzi, l’arme automatique israélienne de référence – l’argent n’a pas d’odeur. Un solide gaillard, à la poignée de main calleuse et flanqué de sa magnifique épouse, très réceptive à l’humour de Jean-Marie. Un peu trop, même. L’entretien démarre sous d’excellents auspices, Pallardy joue merveilleusement le rôle d’hôte, les vapeurs éthyliques décuplent son enthousiasme naturel.
S’il n’en tenait qu’à sa femme, le producteur novice allongerait la monnaie sans sourciller. Tout frais soit-il dans ce jeu de dupes, il s’est promis de ne pas s’en laisser conter. Il voit clair dans la routine bien rôdée de Jean-Marie. Sa carrière ne l’impressionne pas, son carnet d’adresses non plus. Le pitch de son projet ne tient pas la route, en fait, il n’y comprend strictement rien. Il interrompt le réalisateur en plein cœur de son monologue, au zénith de l’action (une baston sur un quai à coups de tronçonneuses ? Non mais, sérieusement…). Il le questionne sur les grandes lignes de l’intrigue, Jean-Marie répond poliment, puis se braque lorsque son invité insiste un peu trop sur les relations entre le couple de héros de son film, formé – il est vrai – d’une sœur et d’un frère. Ce petit con pervers voit le mal partout ; pire, il met son art en doute.
La vengeance est à portée de main. Jean-Marie profite d’une pause du mari aux toilettes pour porter l’estocade. L’épouse répond à ses avances au-delà de toute espérance. Elle le rejoindra le soir, et s’installera dans la villa le lendemain, pour une grosse dose de félicité extraconjugale. C’est avec un immense bonheur que Pallardy ouvre la porte au cocu au matin du troisième jour. Physiquement, la domination est à son avantage et les deux hommes le savent. L’Israélien prend sur lui comme jamais.
- Elle est là ?
- Possible.
- Je peux la voir ?
- Je ne crois pas, non.
- Tu ne sais pas à quel point j’aime cette femme.
- Non seulement j’en sais rien, mais je m’en fous.
- Je vais te dire : si tu la laisses tomber, si tu me la rends, je te produis ton putain de film.
L’esprit de Jean-Marie, sous l’emprise conjuguée de la colère et de la précipitation, traduit « your fucking movie » par « ton film de merde ». Le producteur n’a pas le temps de voir partir un monumental crochet du droit, encore moins le second qui le met à terre. Pallardy enchaîne les coups de pieds au sol, dans le ventre, les jambes, la tête. L’épouse jaillit de sa cachette pour l’empêcher de continuer, elle hurle, pleure, l’implore. Tout à sa furie, Jean-Marie lui décoche une gifle et leur referme la porte au nez. Sans se douter qu’il vient de se griller à vie avec l’un des plus importants moguls hollywoodiens des trois décennies à venir, il s’en retourne à la planification des jours de festival restants.