Tout au long des semaines qui viennent, chaque vendredi, retrouvez sous la plume de Drexl l’histoire à peine romancée d’un cinéaste hors norme… L’histoire de Jean-Marie Pallardy.
1991
Aéroport de LAX. Huit heures que Pallardy fait le planton, à l’affût des lunettes de soleil ou d’autres signes ostensibles de célébrité. Sa valise est prête, ses ultimes deniers bien en poche. Ne reste plus qu’une proie qui déciderait de sa destination. Il arpente les couloirs, les travées, les boutiques selon un schéma bien rôdé. Ne pas rester plus d’une dizaine de minutes au même endroit. Repérer les entourages, les faux discrets, les vrais planqués. Scanner les attitudes. Attendre. Encore attendre.
Finalement, la récompense. John-Mary reconnaît David Carradine en une poignée de secondes. Le Caine de Kung Fu en chair et en os, en pleine perdition dans les limbes de la série Z internationale. Comme bon nombre de ses collègues, une fois la cinquantaine passée, Carradine a abjuré tout plan de carrière cohérent. Il tourne à la chaîne – suffit juste que le chèque soit un minimum décent ou que le lieu de tournage aguiche sa soif d’exotisme et de biture en terres inconnues. Là, il part rejoindre le réalisateur philippin Cirio H. Santiago, artisan fiévreux du cinéma d’exploitation le plus extrême de la planète qui, en matière de stakhanovisme, n’a de leçons à recevoir de personne. Le film s’appelle Dune Warriors, un pâle décalque de Mad Max de plus à verser sans regarder dans la nasse béante du cinéma bis.
Pallardy suit l’acteur à bonne distance, repère sa porte d’embarquement et prend son billet dans la foulée. Un petit gringue de derrière les fagots à la vendeuse, et il se retrouve dans la même travée que l’acteur ; un deuxième boniment à l’emporte-pièce, et il se retrouve à côté de lui. Los Angeles – Manille : 15 heures de vol. John-Mary s’en laisse deux pour laisser son charme agir.
David Carradine aime bien jouer sur son image de grand taciturne. Il a illico flairé le margoulin et s’est replié derrière son masque d’impassibilité shaolin. Son système est rôdé, et finit généralement par avoir raison des impétrants qui ne cessent de l’importuner. Mais le frenchy est tenace. Et assez drôle, en fait. Carradine fend l’armure d’un sourire en coin. John-Mary exulte – il a trouvé la faille et s’y engouffre goulûment. L’acteur finit par éclater de rire. Merde, le mec est vraiment marrant. Et il ne cracherait finalement pas sur un peu de compagnie pendant le voyage.
Vol tranquille, atterrissage en souplesse. Sans se faire prier, Carradine lui file rencart quelques heures plus tard à son hôtel. Pile le temps nécessaire pour que John-Mary puisse se trouver une piaule au-dessus d’un bordel. Il reste encore un fort risque que Pallardy se fasse congédier par son nouveau meilleur ami après lui avoir servi de bouffon pendant le vol – mais il reste confiant. Au pire, il profitera des saveurs locales en loup solitaire avant de retourner aux Etats-Unis.
Pas besoin de plan B : Carradine l’attend au bar de l’hôtel et l’accueille avec un immense sourire tendrement alcoolisé. Il n’a pas attendu son compagnon pour s’allumer aux délices locaux. Les rombières de sa piaule étoilée les embrassent des yeux. La nuit est à eux.
L’acteur a une excellente descente, mais Pallardy sait tenir la distance – la technique est simple : un shot sur deux finit sur le sol. Carradine se bidonne à en perdre haleine, lâche la rampe à de multiples reprises. Il hésite même à suivre son affable camarade au claque, tant il insiste avec véhémence, fort d’arguments difficilement réfutables dans son état d’ébriété. La fatigue l’emporte : bonne nuit John-Mary, David va gentiment s’écrouler sur sa couche trois étoiles. Damned – le client s’avère plus résistant que prévu, mais Pallardy en a vu d’autres.
Le lendemain, David l’incruste sur le tournage, à la condition qu’il se tienne tranquille. Bon sang ne saurait trahir : John-Mary se fait virer manu militari au bout d’une petite demi-heure par des figurants en haillons pseudo-futuristes ; en fait, des techniciens improvisés mercenaires du futur pour la mauvaise cause cinématographique. Pas la peine d’essayer de les amadouer, ils ne comprennent ni l’Anglais, encore moins le Français, et sont aux ordres serviles de leur réalisateur.
Pallardy ronge son frein. Il doit attendre le week-end avant de pouvoir revoir Carradine, coincé bon gré mal gré en plein cœur d’un tournage marathonien. John-Mary teste ses manigances de loufiats en terres inconnues, plus pour passer le temps que pour de réelles raisons financières. Ses victimes sont des touristes égarés et bien évidemment éméchés, qu’il convainc de venir tourner un bout d’essai le lendemain dans un hôtel imaginaire ; forcément, ils n’ont pas de book à disposition mais heureusement, providentiellement, Pallardy connaît justement un EXCELLENT photographe qui peut leur arranger le coup, à la MODIQUE condition d’être payé en amont. Le plus incroyable, près de deux décennies après la mise au point de la technique, c’est de voir à quel point elle fonctionne toujours aussi bien.
Résultat : quand David Carradine le rejoint enfin, John-Mary lui paie la tournée des grands ducs. Resto aux petits oignons, balade en bateau, pour un peu, on penserait qu’il lui fait la cour… l’après-midi est dévolu à ce qui deviendra leur traditionnelle partie de pêche du week-end, dans la splendeur nacrée des environs de Manille. Peu à peu, Pallardy oublie ses élans de courtisan au long cours, et succombe au charme taiseux de l’acteur. Sans qu’il ne s’en rende compte, ce dernier a refermé le piège de John-Mary contre lui. Parti de Los Angeles pour tomber de la star, il repart des Philippines avec un ami, auquel il a raconté toute sa vie, jusque dans ses détails les moins valorisants. Le grand gaillard, ça lui fait tout drôle.
1995
Leur amitié s’entretient de rencontres épisodiques, au cours desquelles Pallardy ne manque jamais d’évoquer son nouveau projet qui claquerait fatalement avec Carradine en tête d’affiche. C’est devenu un jeu entre les deux hommes, un running gag présidant systématiquement leurs retrouvailles. L’acteur s’enferre dans sa sourde oreille mais, de bonne grâce, incruste son John-Mary à quelques sauteries où pullulent les vieilles gloires hollywoodiennes. Pour David, c’est un véritable bonheur de voir son Frenchy apporter son grain de folie furieuse et opportuniste à ses cérémoniaux qui, en temps normal, le lassent dès la troisième conversation – et encore, quand il est en forme.
Pallardy rencontre Anthony Quinn à l’une de ces partys coincées, entre gloires fanées du vieil Hollywood dépassé par les wonder boys qu’elle a laissés prospérer en son sein. Senior aussi affable qu’imposant, Quinn prend tout de suite Jean-Marie en sympathie. Il l’emmène dans un fumoir cosy à souhait, lui propose un monumental Havane qu’il décline poliment – il prendra bien un peu de Scotch pur malt, par contre.
Allumer un cigare est un rituel sur lequel l’éternel interprète de Zorba le Grec ne mégote jamais. Il sait pertinemment l’effet que le moindre geste produit sur son auditoire, inutile d’en rajouter : il est impérial. Plus personne n’existe dans la pièce, la lumière n’éclaire que sa majesté pour l’édification de tous. Ce n’est plus un homme qui se fait un petit plaisir, mais l’Histoire du cinéma en mouvement. Même Jean-Marie reste coi, et Dieu sait qu’il n’a pas le respect facile. Son intimidant spectacle terminé, il braque son regard sur Pallardy et lui demande de lui raconter sa vie. Toute sa vie. Depuis le début.
Jean-Marie ne se laisse pas démonter. Hé, il a ses propres histoires. Les débuts du mannequinat, du culturisme, du cinéma érotique, du catch. Les filles, par douzaines. Ses femmes. Ses films. Ses gosses. Vite passer sur certains épisodes, en enjoliver d’autres. Corser un peu la chronologie. Nul besoin de grossir le trait. Pallardy est un survivant, ça suffit pour en jeter à un déraciné comme Anthony Quinn. Quatre heures passent comme par enchantement. Le cendrier est plein, l’air suinte des relents acres du tabac froid. Un long silence s’installe, presque aussi dramatique que la cérémonie de l’allumage de cigare. Anthony Quinn fixe son conteur du soir.
- Montre-moi tes films. Et je te croirai.
***
Dont acte. Jean-Marie débarque au manoir français d’Anthony Quinn le lendemain, le coffre de sa voiture bourré à craquer de bobines 35mm, 16mm et même super 8 ; sans oublier les K7 vidéo, mais ça c’est cadeau. L’endroit n’est pas aussi fastueux que l’image qu’il peut renvoyer aux badauds alentour – ameublement minimaliste, quelques tableaux de petits maîtres ici et là… tout l’endroit hume les multiples pensions alimentaires et la progéniture intéressée, si l’on se fie au flair de l’invité. Pallardy devine juste : au fil des jours qu’il passera en compagnie de la légende vivante, les douze enfants Quinn défileront et le dévisageront à tour de rôle, avec la même avare suspicion dans le regard.
Malheureusement pour eux et leurs aspirations héritières, l’acteur s’emmerde profondément. On ne lui propose plus que des pécadilles indignes de son rang dans la grande famille du cinéma. OK, il lutte pour mémoriser son texte et abuse sans doute de la patience des équipes de tournage mais que diable, il reste Anthony Quinn. Pallardy le regarde pour ce qu’il est, et, gosh, ce drôle de type constitue un excellent divertissement.
Les projections s’enchaînent trois jours durant. Jean-Marie alterne ses films coquins et ses films « au-dessus de la ceinture », se maudit intérieurement à plusieurs reprises quand des inserts hard jaillissent au beau milieu des copies qu’il avait pourtant méticuleusement inspecté avant de venir. Anthony Quinn ne sourcille pas, il en a vu bien d’autres. Il rit souvent, de bon cœur, devant les facéties cinématographiques qu’on lui soumet. Il enchaine les cigares avec gourmandise ; Jean-Marie adore voir la fumée se mélanger au scintillement du projecteur. Ici, dans ce salon au minimaliste dénuement, avec l’une des plus grandes stars mondiales visiblement en train de se régaler des œuvres de sa vie, il se sent heureux comme rarement.
Sur les conseils un rien avinés de son hôte, Jean-Marie écrira une version non-érotique de L’Amour chez les Poids Lourds, rebaptisée Penelope Bistro, qu’il proposera quelques années plus tard à Alain Chabat, au détour d’un déjeuner dans un restaurant parisien – ce dernier répondra finalement aux sirènes de Claude Berri, et mettra en scène le deuxième volet cinématographiques des aventures d’Astérix, son choix, son droit. Il écrira également un rôle pour l’acteur dans son projet de film pour enfant qui lui tient tant à cœur : Quinn sera le mystérieux dresseur d’un singe parlant, utilisé par des gosses pour venger leur père des salauds de banquiers lui ayant piqué tout son pognon.
En dépit de toute la bienveillance de l’acteur, le projet ne se montera jamais. Sous la pression extrêmement insistante de ses gamins et de son ultime épouse, Anthony Quinn passera la fin de sa vie dans l’auguste état de Rhode Island, suffisamment entouré des siens pour empêcher quiconque de pénétrer le cercle familial. Les nombreuses lettres écrites par Jean-Marie ne lui arriveront jamais en main propre.