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John-Mary (épisode 11)

By   /   16 janvier 2014  /   3 Comments

Tout au long des semaines qui viennent, chaque vendredi, retrouvez sous la plume de Drexl l’histoire à peine romancée d’un cinéaste hors norme… L’histoire de Jean-Marie Pallardy.

2004

 

Pallardy n’aime pas céder à la pression technologique. Il refuse de voir la VHS disparaître, rechigne à se procurer un téléphone portable (qu’il laisse éteint les trois quarts du temps). Mais il doit admettre qu’Internet a ses avantages. Il squatte un ordinateur des bureaux d’Opening, la société de distribution de l’ami Jean-François Davy, et passe des heures à farfouiller dans tous les recoins de la toile – hé, il est censé préparer les éditions DVD de White Fire et Overdose que Jeff lui offre sur un plateau d’argent, par pure amitié.

Passée la curiosité de la nouveauté, l’omniprésence de la pornographie le lasse – Jean-Marie n’est pas un voyeur, c’est un fonceur. Il n’a jamais eu besoin de support pour assouvir ses désirs, il ne va pas s’y mettre à soixante balais. Un homme doit garder son honneur. En fait, il aime surtout taper son nom et celui de ses films dans les moteurs de recherche. Il bombarde de messages les bases de données cinématographiques pour y glaner sa place. Il rachète une VHS de L’Amour chez les Poids Lourds et une bobine Super 8 du Journal Erotique d’un Bûcheron à prix d’or. Puis il tombe sur Nanarland.

Un site web participatif, dévolu aux mauvais films sympathiques, passés au crible souvent caustique d’aventuriers du cinéma perdu. Né d’une blague entre potes, Nanarland a muté au fil des ans en repaire incontournable du cinéma déviant, différent, autre. Jean-Marie Pallardy est l’idole de ces jeunes depuis la découverte d’une vieille copie de White Fire dans un cash converters de la banlieue grenobloise, et les innombrables projections qui s’en sont suivies. Mais le culte dont il est l’objet ne plaît nullement à son auteur, qui prend la mouche et se venge contre la machine. Davy est forcé d’interrompre une réunion pour calmer son camarade – et accessoirement l’empêcher de faire voler le moniteur à travers l’accueil d’Opening.

Une heure et deux bouteilles de piquette plus tard, Jean-Marie s’est calmé et veut bien rentrer chez lui, dans son modeste appartement du Plessis Robinson. Jean-François Davy guette son départ par la fenêtre. Dès que Pallardy a disparu de son champ de vision, il fait bloquer le site litigieux sur l’ordinateur.

Jean-Marie rumine sa rage des jours durant. Les scénarios de vengeance bouillonnent dans son cortex surchauffé par les vapeurs d’alcool qu’il s’inflige sans ergoter une seule seconde. Selon Davy, impossible de porter plainte ou de magouiller pour les identifier. S’il les croise à Cannes, ce sera le coup de boule, direct. Pour patienter, il leur écrit des lettres, des litanies d’insultes sans fin qu’il peine à terminer sans déchirer rageusement la feuille avec son stylo. Peu importe, il a tout le loisir de recommencer, de parfaire le message qu’il fourrera dans la bouche du responsable, non sans l’avoir copieusement avoiné.

Non mais pour qui vous vous prenez, bande de petits cons ? Vous êtes qui, d’abord ? Des pauvres puceaux, qui s’astiquent la nouille devant leur écran et se rassurent sur eux-mêmes en crachant sur les autres, cachés derrière des pseudonymes absurdes ? Vous n’avez même pas de couilles. Aucune tripe. Venez me voir, je vous attends. On va causer d’homme à homme, enfin d’homme à cloporte.

Vous n’avez rien accompli, vous n’êtes rien. Vous n’existez pas. J’ai fait 20 films, moi. J’ai tutoyé les plus grands et baisé les plus grandes. J’ai biberonné David Carradine, torché Anthony Quinn, sauvé des générations d’acteurs de l’oubli. J’ai serré la main d’Yves Mourousi. J’ai galoché Sharon Stone – elle le niera, pas folle la fille, elle pense à sa carrière. Vous, vous n’êtes bons qu’à vous tripatouiller honteusement. Vous n’existez pas. Vous n’êtes bons qu’à me contempler du fond de vos abysses. Je vous vomis.

J’ai survécu à toute l’Histoire de France du vingtième siècle, espèce de pathétiques bouffons. Contre quoi avez-vous dû lutter, dans votre petite vie bourgeoise de merde ? Vous avez déjà fait des chantiers au noir, juste pour avoir de quoi bouffer le jour suivant ? Vous avez déjà imploré Dieu de vous filer un coup de main, et attendu la réponse dix heures d’affilée, dans le froid glacial d’une grange abandonnée ? Et juste, pour le plaisir de savoir, vous avez baisé combien de filles ? A moins que vous ne préfériez vous faire fourrer vos petits culs privilégiés… Chacun fait ce qu’il veut, je m’en fous, moi.

Quand vous jugez mes films, vous crachez sur toute ma vie. Vous pissez sur le respect que vous me devez de DROIT, petites merdes. Vous allez voir. Je vais vous montrer. Mes films vont ressortir, mon nom va jaillir de toutes parts et tous mes projets les plus ambitieux vont se monter. Comme je le répète de plus en plus souvent, c’est à 65 ans que les choses sérieuses commencent. J’en ai 63, faites le calcul. Dans deux ans, vous serez à genoux. Les producteurs vont défiler pour me sucer la bite ; je pourrai enfin monter mon projet sur Eugène de Savoie, le stratège militaire qui s’est vengé de la France aux commandes de l’armée autrichienne – les Turcs m’ont déjà promis 10 000 figurants quasi à l’œil, les yougos aussi, le reste passera dans la direction artistique. Ce sera beau, ça va envoyer du massif dans vos gueules.

Derrière, j’enquillerai avec Shalom, mon petit dernier, l’histoire d’un soldat israélien amoureux d’une activiste palestinienne ; ensemble ils ont un môme qu’ils appellent Shalom, ça veut dire « la paix » en hébreu – ce sera un western. J’enfoncerai le clou avec Amours Parallèles, ma grande tragédie lesbienne, j’ai Monica Bellucci et Anna Falchi sur le coup. Anna, c’est dans la poche, c’est une copine. Monica fait sa précieuse, mais il suffit juste de faire tomber les intermédiaires. Et je finirai ma carrière en réalisant des comédies pour les gosses. Plus personne ne les fait marrer, les pauvres, faut bien que quelqu’un s’y colle. Quelqu’un qui sait faire, bande de putes.

J’aurai jamais de Palme d’Or ni de César, la profession ne veut pas de moi, elle me l’a assez répétée. Le public plaidera en ma faveur. Je suis sûr que si on fait le décompte de tous les spectateurs de ma filmographie, scénarios compris, on dépasse la population française. Vous êtes un peu mes mômes, tas de raclures. Vous ne m’aimez pas, je ne vous aime pas non plus. Je ne vous reconnaîtrais jamais. Vous n’êtes que de la graine de bâtards, les spermatozoïdes gavés de pisse et d’alcool, échoués sur la coquille d’œuf. La crasse, la souillure, l’immondice. La tourbe, la mère de toutes les tourbes. Vous me faites gerber. D’ailleurs, faut que j’y retourne.

2009 – Kill for Love

 

Anouchka, insolente stripteaseuse praguoise, se retrouve mêlée au meurtre de Marcel, un racketteur albanais. Elle fuit aux côtés de Gaspard de la Roche, sémillant sexagénaire millionnaire qui l’enjoint à le suivre dans son château tourangeau. Un an plus tard, les préparatifs de l’anniversaire de mariage d’Anouchka et Gaspard battent leur plein. Les rancoeurs familiales envers celle que l’on surnomme rageusement « la Tchèque » s’exacerbent, tandis que la superbe s’abandonne dans une liaison extraconjugale avec Thibault, l’architecte arriviste.

Au zénith de la somptueuse fiesta, Gaspard surprend sa femme en pleine étreinte avec son amant. Fou de rage, il se jette sur l’adultérine et manque l’étrangler. Thibault assomme le cocu ; dans l’ombre, une main mystérieuse libère les barriques de vin qui écrabouillent le corps du millionnaire. Qui a enlevé la cale ? Georges, l’auguste majordome ? Lucie, la femme de chambre énamourée de son maître ? Arthur, le frère jaloux de Gaspard ? Anna, la femme bafouée de Thibault ? Seul le vent connaît la réponse.

Monica Bellucci n’a jamais répondu – incrusté à un cocktail mondain, Jean-Marie s’est fait maitriser par son service d’ordre avant d’avoir pu l’aborder. Anna Falchi, lassée d’attendre, a accepté l’animation d’une émission de télé sur la Rai 3. Pas grave, Pallardy transforme le script d’Amours Parallèles en roman en deux semaines chrono, et trouve un éditeur deux ans plus tard. La carte de visite a du chien, l’objet littéraire lui confère une autre carrure dont il use et abuse. Il est écrivain, bordel. Ça en jette.

Lors d’un de ses nombreux voyages en Turquie pour tourner des « petits films » (des publicités, en langage marchand), il impressionne un duo « d’hommes d’affaires » à la nationalité indéfinie (Turcs ? Yougos ? Roumains ? Jean-Marie ne reconnaît pas l’accent et ne pose pas trop de questions), qui acceptent de financer l’adaptation cinématographique du « best-seller » que leur a vendu l’auteur. Il les invitera lors du tournage de la scène d’intro dans un strip-bar vénitien et n’en entendra plus jamais parler. Ne jamais cracher sur la disparition inopinée d’emmerdes potentielles.

Jean-Marie fait jouer le réseau. Sur un coup de poker inouï, il embrigade l’une des actrices principales de Plus belle la vie, Fabienne Carat. Toute novice soit-elle dans le monde du 7e art, elle sent vite l’anguille sous roche pendant sa scène de douche. Le réalisateur a réduit l’équipe au strict minimum pour la rassurer, mais ses regards ne trompent pas. Il lui promet qu’on ne verra rien de sa nudité, elle ne le croit pas. Elle refusera même d’assurer la post-synchronisation – Jean-Marie s’en sortira en coupant quasiment tous ses dialogues au montage, au détriment de toute cohérence.

Système D tous azimuts oblige, Kill for love branle de tous côtés. Faute de script, la continuité y est un petit animal blessé aux abois. La bande-son, un collage dadaïste sur les restes des échanges incertains entre comédiens italiens et français. Jean-Marie possède un ultime atout dans sa manche, qui fera selon lui toute la différence : la chanson-titre, dont il a écrit les paroles, et que sa vieille copine Jeane Manson consent à interpréter. Yep, la même Jeane Manson qui a chanté devant Jean-Paul II pendant les JMJ de 1997, et pour la victoire de Nicolas Sarkozy en 2007, Place de la Concorde – devant sa télé, Jean-Marie s’est senti fier et gonflé à bloc ; il a applaudi à tout rompre sa sortie de scène. C’était un peu sa victoire, à lui aussi. Le grand retour de la poigne virile aux affaires : la mandature Sarkozy est le signe positif qu’il attendait. Son temps est enfin venu.

2020

Enfin, le sacre. En coulisses, Jean-Marie exulte. Il la tient, sa revanche. Tout le monde est là. Au premier rang, côté jardin, la famille. Les frères, les sœurs, les épouses enfin réconciliées, les gosses en fabuleuse ribambelle. Côté cour, les invités d’honneur dans leurs plus beaux atours de gala. Gordon Mitchell, impérial, en grande causette avec Fred Williamson. Anthony Quinn, ravi de l’autorisation de fumer son Havane. Jess Hahn, discrètement débraillé. Rutger Hauer, main dans la main avec Sylvia Kristel, sublime dans sa longue robe noire. Seul David Carradine a laissé tomber la cravate, pour des raisons qui le regardent. Willeke et Brigitte Lahaie se sont fait porter pâle.

Derrière la famille, les potes. Jean Luisi, Jacques Insermini, Mike Monty, Georges Guéret, Jean-François Davy, Hervé Palud, toute la fine équipe réunie au grand complet. En face, les seconds rôles. Bruce Le, Olinka, son Emmanuelle à lui, déguisée dans son rôle fétiche de sosie de Marylin, Laura Albert, sa fausse Sharon Stone, Elizabeth Turner, sa fausse Willeke. Sur les dix rangs derrière, toutes ses conquêtes, de toutes périodes, figées dans leur apparence d’époque. Des figurants s’amoncellent sur les bords des travées, qui de photographes, de techniciens vérifiant les micros (sous l’œil attentif d’un Bruce Le toujours aussi perfectionniste), de simples extras turcs aux moustaches broussailleuses. Jean-Marie entend le bruit de la foule massée à l’extérieur, la clameur de son prénom répété encore et encore.

A sa requête, des hommes de main asiatiques ont ramené de force ses critiques les plus virulents pour les placer dans le fond du théâtre, dans des positions inconfortables. Aux balcons, les huiles du CNC servent de marchepieds aux producteurs de ses films. Henri Chapier, François Truffaut, Daniel Toscan du Plantier, Jean-Luc Godard, Laurent Weil et tous les participants du Masque et la Plume depuis sa création servent des cocktails aux convives, dans des tenues de cuir, une boule rouge fichée dans la bouche.

En dépit des efforts émérites de l’organisation, impossible de mettre la main sur André Malraux. Le discours introductif sera prononcé par Edmond Michelet, son successeur au Ministère de la Culture. Les lumières s’éteignent. La voix de Jeane Manson s’élève dans le théâtre comble, au flot des paroles signées Jean-Marie. « On peut tout faire par amour, même l’impossible. On peut tout faire par amour, ainsi soit-il. On peut tout faire par amour, jusqu’à tuer pour aimer. Tuer pour aimer, to kill for love ». Le morceau se poursuit, bientôt accompagné d’un montage vidéo des séquences emblématiques de la filmographie pallardesque – devant les scènes coquines, les parents cachent pudiquement les yeux de leurs enfants en une véritable symbiose chorégraphique. La dernière image provient de L’Amour Chez les Poids Lourds, l’ultime plan du film où Jean-Marie / Ulysse se retourne sur un magnifique sourire face caméra.

 

Edmond Michelet fait un discours à la manière de. Entre ici Jean-Marie, avec ton incroyable cortège. Pallardy est comblé. Au diable les divorces, les décennies de galère, les ressentiments, les colères, les maladies. L’honneur lui monte aux joues, son visage se mue en une vaste nuance écarlate. Il sent les larmes lui couler des yeux, s’essuie du revers de la manche, se flanque même des gifles en petite série. T’es un homme, bordel, reprends-toi mon con. A l’appel de son nom, ses jambes se défilent. Il essaie d’avancer, mais c’est comme s’il avait un vent contraire qui l’empêchait d’avancer. Il lutte pour mettre un pied devant l’autre, les applaudissements de la salle sont couverts par le bourdonnement de ses tempes. Jean-Marie déploie des efforts surhumains pour s’avancer jusqu’au pupitre, qu’il finit par atteindre au terme de ce qui lui semble être une éternité. Ses mains tremblantes s’agrippent aux rebords. Il sue à grosses gouttes sur son discours, les lettres s’effacent, il voit trouble. Aucun son ne sort de sa gorge. Il hurle intérieurement, en vain. Juste le silence.

 

 

 

 


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3 Comments

  1. Riffou dit :

    C’est beau, merde !

  2. Paumé dit :

    Oui mais ces dames se sont faites porter pâle, je crois.

    Alors ça aussi, c’est fini ? Punaise Nanarland, tout ce que je love tu le kill, et je ressens une grande envie de tuer, tuer pour aimer.

  3. Monsieur Achtung dit :

    Un final grandiose à l’image de toute la saga !

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