Tout au long des semaines qui viennent, chaque vendredi, retrouvez sous la plume de Drexl l’histoire à peine romancée d’un cinéaste hors norme… L’histoire de Jean-Marie Pallardy.
1960
Jean-Marie traverse ses courtes études avec nonchalance ; doté d’une beauté et d’une gouaille remarquables, il n’œuvre que par et pour la séduction dès l’éveil de ses premières hormones. Héraut de sa propre légende naissante, il conte ses exploits de sa faconde égrillarde à qui veut bien les entendre – soit une faune d’adolescents de sa bien-aimée Touraine, serviles et maladivement jaloux, qu’il utilisera et rejettera à sa guise. Son premier entourage.
Le vantard prétend même avoir honoré l’une de ses profs – comme pour mieux confirmer la rumeur, celle-ci baisse les yeux chaque fois qu’elle croise Jean-Marie.
Un diplôme des Ponts et Chaussées en poche, il se confronte pour la première fois au monde du travail sur une réfection de barrage, dans le Cher. Le monde lui appartient déjà, il en est persuadé. Au bout de quelques heures sur le terrain, il jauge l’inefficacité des manœuvres d’un air désolé et se substitue bien vite au contremaître, qui n’en a cure et s’amuse plutôt de l’arrogance de cet Adonis encore adolescent. Fier comme un coq, Jean-Marie se pique d’augmenter les cadences, de réduire les temps de pause à peau de chagrin.
Alors qu’il s’apprête à terminer sa première journée avec la satisfaction du travail bien fait, la fronde des ouvriers s’abat sur lui. Ces derniers, déjà bien peu amènes, s’emportent encore plus en découvrant le responsable de leur condition. Jean-Marie sourit en coin et déballe son boniment, avant de se prendre la réalité en pleine poire : ses interlocuteurs n’ont rien, mais alors rien à voir avec des jeunes filles en fleur impressionnables. Dans son coin, le contremaître se contente d’observer le spectacle, goguenard.
Jean-Marie n’en démord pas. Les ouvriers encaissent mal, très mal cette provocation. L’un d’eux s’approche et commence à bousculer le jeunot, bientôt imité par deux de ses collègues. Le ton monte, Jean-Marie hurle des menaces. Le contremaître sort enfin de sa réserve et stoppe net l’amorce de lynchage. Le petit aura retenu la leçon, il est prêt à le jurer.
Jean-Marie se débat, écarlate. Drapé dans sa fierté, il explose. « Essayez donc de vous débrouiller sans moi ! ». Il quitte le chantier sous les applaudissements moqueurs et les sifflets des ouvriers.
1965
A 25 ans, Jean-Marie a déjà réussi sa vie. Non seulement son poignet arbore une magnifique Rolex, mais en plus, sa belle personne se déplace désormais en Ferrari. Ironiquement, il n’a pas besoin de ça pour en imposer : son charme bourru est tout simplement irrésistible. Il a fait de lui l’un des premiers modèles hommes français, le poster boy que tout le monde s’arrache, de La Vache qui Rit à Banania.
Quand on a réussi à réchapper aux campagnes françaises hostiles de l’après-guerre, s’imposer dans la capitale ressemble à une partie de plaisir, surtout quand on a la tchatche et le physique qui va avec. Suffit juste de trouver les bons partis, les michetonnes bien placées, les bourgeoises reconnaissantes, de jouer du coude et de l’œillade stratégique, et l’affaire est vite dans le sac.
Mannequin ? Le job idéal en pleine explosion de la manne publicitaire. Pas besoin de bosser, d’entretenir son image, d’alimenter le réseau : Jean-Marie fait partie des défricheurs. Il EST le réseau. Les offres tombent tant et plus, il se permet même d’en refuser plus de la moitié et de poser moult lapins à de potentiels employeurs – quoi qu’il arrive, il gagne de toutes façons dix à quinze fois plus que ce que les Ponts et Chaussées lui faisaient miroiter.
Jean-Marie s’ennuie. Poser devant des objectifs, c’est bien. C’est marrant. La fourbe valetaille publicitaire en action, c’est quelque chose. Et une fois le shooting terminé, t’as qu’à te pencher pour te servir. Cachet princier, bombance du palais, starlettes des pages mode aux petits oignons. Mais dans le même temps, il suffit de quelques mois pour en faire le tour. Tourne la tête à droite, à gauche, penche-toi, souris, clic-clac Kodak.
OK, quand tu tournes des pubs pour la télé, c’est tout de suite plus intéressant. Là, on peut parler. On est dans le vivant, dans le vrai, la belle romance pour ménagères. Le public ne te voit pas – il te REGARDE. T’as le temps d’installer une ambiance, de poser une musique ou, si t’es vraiment un grand malade, de bosser ailleurs que dans ces putains de studios parisiens interchangeables.
Sur les plateaux, Jean-Marie butine. Il mémorise les mots-clés beuglés par les réalisateurs, furette entre chaque prise avec de plus en plus d’insistance. Beaux joueurs, les techniciens répondent à toutes ses questions, y compris les plus absurdes. Lorsqu’il pense en savoir assez, le mannequin sort de son rôle et commence à imposer ses propres indications. Face à un réalisateur débutant, il ira jusqu’à prendre sa place au bout d’une pénible heure de balbutiements.
Ça ne le rend pas très populaire sur les tournages, mais bon.
1969
La deuxième vague du catch français amorce tranquillement son déclin. Bien sûr, en zieutant le public surexcité du Cirque d’Hiver ou le dispositif de l’ORTF concentré autour du commentateur vedette Roger Couderc, l’illusion s’entretient.
De sa tribune VIP, Jean-Marie savoure chaque partie du spectacle, même les entractes d’entre-matchs. Il ne voit même pas les chutes outrées, les coups retenus, il vibre avec la foule. Il se lève avec elle à l’entrée des deux lutteurs stars de la soirée, l’Ange Blanc et le Bourreau de Béthune. Il hurle à s’en briser la voix.
L’Ange Blanc l’emporte – dans le monde impitoyable du catch, la moralité du personnage sauve souvent. Jean-Marie joue du boniment au carré pour rentrer dans les loges : première étape, convaincre deux jolies nanas de l’accompagner (facile) ; ensuite, amadouer la sécurité à la gouaille et à la suggestion langoureuse de ses deux nouvelles copines (un poil plus compliqué, mais faisable).
Sans surprise, les poulettes foncent illico sur L’Ange Blanc, un espingouin pourtant pas très sexe sans son masque. Jean-Marie traîne, s’enfile quelques flûtes de Champagne et s’incruste à la tablée des catcheurs du premier tour.
Le fonctionnariat de la profession. Les sans grades, sans pseudonyme flamboyant, trop avancés en âge pour percer, pas assez impressionnants ou charismatiques pour marquer les esprits. Ils assurent les galas provinciaux que les vedettes refusent, servent de faire-valoir dans les grandes conventions de la capitale, et s’en accommodent très bien. De tous les sots métiers, celui-là est loin d’être le pire.
A une vitesse record (même pour lui), Jean-Marie fraternise avec deux lutteurs. Jacques Insermini, ancien coureur moto flanqué de sa fidèle compagne Nanou, et Georges Guéret, coureur de casting devenu par la force des choses figurant semi-professionnel. Ça vanne, ça picole. Une fois Nanou éclipsée à la faveur de l’heure tardive, Jean-Marie abat sa carte secrète. Il est sur le point de réaliser son premier vrai film – rien à voir avec les courts métrages « de cowboys » tournés avec ses potes dans son jardin ces deux dernières années. Et les deux catcheurs seraient PARFAITS dans les rôles principaux.
Le trio quitte le Cirque d’Hiver, direction Pigalle. Après une courte visite dans un bar à hôtesses, le temps d’écluser une autre bouteille de Champagne, Jean-Marie emmène ses nouveaux amis dans un claque clandestin. C’est lui qui régale.
Avec moi les gars, TOUTES les années sont érotiques.