Tout au long des semaines qui viennent, chaque vendredi, retrouvez sous la plume de Drexl l’histoire à peine romancée d’un cinéaste hors norme… L’histoire de Jean-Marie Pallardy.
1984 – Vivre pour Survivre
Comment a-t-il fait pour se rabibocher avec les Turcs ? Jean-Marie hausse les épaules. Aucune importance. Il a rendu des services. Il a conduit des voitures. S’est retrouvé sur des plans plutôt dangereux, dont il se vantera une fois la prescription passée – autant dire pas tout de suite. Coquin mais pas con, le Jean-Marie.
Il a tapé tout le fric qu’il pouvait, s’est fait virer sans sommation du château de son ancienne mécène par un gendre pas partageur pour deux sous. Il a une nouvelle fois revendu tout son catalogue, rivalisant d’astuce pour trouver d’autres noms à ses bébés, ses petites gagneuses de celluloïd. Pallardy marchande tous azimuts ses figurants, ses temps de tournage sur le port d’Istanbul, dans une carrière, une villa, un restaurant, à la sortie d’une mine. Il négocie un placement produit avec une marque allemande de tronçonneuse, supervise la construction du repaire en carton des bad guys, « récupère » tout un stock d’uniformes rouges.
Le système D a parfois ses limites. Dans la précipitation d’une fin de journée chaotique, largement compliquée par la barrière difficilement franchissable de la langue turque, il délègue à la hâte la coordination de sa mort. Ralenti dans les bois. Jean-Marie, sa compagne et leurs deux mômes fuient l’escouade de nazis moustachus à leurs basques. Le père, courageux, fait diversion pour sauver sa petite famille. Un coup de branche et une rafale de sulfateuse plus tard, Jean-Marie tente de faire démarrer la jeep des soldats, avant d’être stoppé par un violent crachat de lance-flammes.
Aucune vérification d’usage n’ayant été opérée, la flamme qui jaillit est immense, une explosion à elle toute seule. Jean-Marie plaque ses mains contre son visage, sa combinaison soi-disant ignifugée prend feu de toutes parts, se jette dans l’herbe et s’y roule avant qu’on veuille bien le recouvrir d’une couverture. Le hurlement qu’on entend dans le film est celui de son authentique douleur et, dans une moindre mesure, de sa crainte d’une défiguration.
Miraculé, Jean-Marie s’en sortira sans aucune séquelle. Les dernières marques s’estomperont à la sortie du film, six mois plus tard. Vivre pour Survivre, White Fire partout dans le monde, Le Diamant lors des futures rééditions VHS.
Son plus gros coup. Son plus beau casting. Gordon Mitchell, Jess Hahn, Robert Ginty, la star des Têtes Brûlées et des deux Exterminator, et son nouveau meilleur ami Fred Williamson – le Black Caesar, le Guerrier du Bronx, le Chevalier du Monde Perdu, l’Inglorious Bastard, le Vigilante. LE Fred Williamson. La classe.
Cut sur une plage baignée de nuit américaine. Les deux mômes ont perdu leurs parents sous les balles des nazis moustachus. Recueillis par un ami américain de leur paternel, Mike et Ingrid grandissent en une ellipse rythmée par le titre White Fire de Jon Lord, clavier fondateur de Deep Purple cornaqué un soir de beuverie cannoise par un Jean-Marie très entreprenant, comme à sa délicieuse habitude. Le rythme est entraînant, le texte ne veut absolument rien dire : un tube de supermarché en puissance, dont l’incessante répétition au gré des péripéties finit par ronger le cerveau.
Mike et Ingrid se retrouvent en plein cœur d’un complot abscons gravitant autour du White Fire, le plus gros diamant du monde, dont la puissance incontrôlable a raison de tous les inconscients qui le touchent. Sans se douter des dangers à venir, Ingrid nage entièrement nue dans la piscine familiale. Mike, ravi du spectacle, laisse échapper un équivoque « Dommage que tu sois ma sœur » et s’en retourne dîner. Las : de mystérieux hommes de main turcs débarquent et assassinent Ingrid d’une fléchette bien placée.
Mike n’est que désespoir. Noyant son chagrin dans l’alcool, il tombe sur Olga, un vague, très vague sosie d’Ingrid dans un bar, à qui il propose très vite un plan astucieux : après un bon coup de chirurgie esthétique et quelques cours de maintien, l’innocente pourra se faire passer pour sa sœur et tenter de mettre la main sur le White Fire. Par amour pour ce beau frisé moustachu, Olga accepte.
Passés les coups de bistouri, au zénith de sa formation, Mike entraîne Olga sur le voilier familial et lui fait l’amour, avec de troublants flashbacks de sa sœur en inserts. En fond sonore, la deuxième chanson de Jon Lord pour le film, l’intolérable ballade All of my life.
Tous les seconds rôles et leurs sbires à moustache partent en quête du fabuleux diamant, finissent par se retrouver dans le même terrain vague à échanger des coups de feu. En un écho réprobateur à cette violence aveugle, le White Fire décide d’exploser. Mike est enfin libre de filer le parfait amour avec le sosie de sa sœur morte.
Vivre pour Survivre peine à exister sur les écrans français, mais connaît son petit succès en Turquie et dans les bacs américains – la VHS de White Fire bourgeonne discrètement entre les hits récents de ses têtes d’affiche. Pour mieux conquérir le marché yankee, l’auteur se rebaptise John-Mary Pallardy.
1987 – Overdose
Et John-Mary il restera, pour la charmante petite dame en rade au bord de la route. Une beauté blonde, nature, toute de blanc vêtue, à la bonne humeur et au rire envoûtants. La jeune actrice américaine pétillante, en panne de voiture, en retard pour sa première cannoise : le rêve de tout bon rabelaisien qui ne respecte rien. En route pour son traditionnel tour d’horizon d’investisseurs au festival, Pallardy la voit se battre contre son moteur barbare et s’arrête galamment. Propose ses services, se met torse nu sous le soleil de plomb de la Côte d’Azur, farfouille distraitement sous le capot, juste le temps de donner le change et de laisser croire qu’il sait ce qu’il fait.
De fait, il sait très bien ce qu’il fait. Suffit de débrancher discrètement la tête de delco ; là, essayez de démarrer ? Ah, foutu, c’est ce que je craignais. Pas de problèmes : je vous emmène. Vous aurez même le temps de vous pomponner et de vous faire encore plus belle – si c’est possible. Elle rit. Parfait.
Elle n’a pas encore trente ans, le plan de carrière incertain. Son dernier gros coup ? Un second rôle de bimbo dans Allan Quatermain et les Mines du Roi Salomon, une pâle copie d’Indiana Jones avec un Richard Chamberlain qui se cache pour sourire. Avant ça ? Une panouille dans deux épisodes de Magnum – tourner à Hawaï, c’est toujours ça de pris. John-Mary la joue protecteur. Sharon Stone ? Avec un nom comme ça, tu vas exploser, ma petite. Je t’ai dit que j’étais réalisateur ? J’ai justement un projet sur le feu, et tu serais parfaite pour le premier rôle.
La starlette se montre intéressée, avenante, même. Elle lui dégote une place de choix pour l’avant-première, se laisse tenir la jambe lors du cocktail d’après projection. Sharon laisse les contacts de son agent à Jean-Marie, le remercie mais doit se lever tôt le lendemain. Elle roucoule à son baisemain, le gratifie d’un ultime sourire ravageur.
Pallardy va harceler le pauvre agent des semaines durant – en vain. Pourtant, il y croit à son scénario, même si au fond, il ne s’agit que d’une resucée d’Une femme spéciale sans scènes coquines, avec du rab de sous-intrigues pas super utiles. Tant pis pour madame la princesse, elle ne sait pas ce qu’elle perd. Des comme elles, il en trouve sous tous les lampadaires.
La petite Laura Albert fera l’affaire. Après ce début moyennement prometteur, elle s’échinera dans la série Z pendant six ans avant de se reconvertir en l’une des plus émérites cascadeuses hollywoodiennes, offrant ses services à Starship Troopers, Batman Begins, ou même The Artist. Pour l’heure, Jean Dujardin est un gamin qui passe son brevet des collèges – il n’existe pas. Laura est une débutante, une ingénue comme John-Mary les affectionne. Il va s’amuser un peu avec elle.
Le jeu est simple, il le connaît sur le bout des doigts. Il va la chercher lui-même à son arrivée pour le tournage. Ne lui décroche pas un mot pendant tout le trajet, la rabroue vertement dès qu’elle tente d’en placer une pour faire la conversation. Une fois sur le plateau, il la snobe totalement, la laisse se débrouiller avec les assistants. Entre les prises, il est infect. Il lui rappelle qu’elle est son second choix, et qu’elle a plutôt intérêt à se montrer à la hauteur. Au bout de trois jours de ce régime, il s’adoucit : normalement, elle est prête à lui manger dans la main. L’infatigable routine s’éprouve sur les frêles épaules de Laura : elle est terrifiée. Sous les assauts répétés de ce butor et les rires complices de ses techniciens, elle se mue en coquille vide. Quand il change subitement de ton, elle voit enfin clair dans son jeu et reprend confiance. Elle apprend le métier, à la rude.
Jess Hahn joue les bons gars, Gordon Mitchell le bad guy, John-Mary un tueur hirsute et patibulaire. Pour le rôle du trafiquant mielleux, Pallardy recrute Bruce Baron, rescapé de justesse des films de ninjas produits à la chaîne par le producteur hongkongais félon Godfrey Ho. Enfin, pour corser un peu le mélange, John-Mary caviarde le film d’interludes musicaux assurés par le bluesman belge Charly Maker – tous les quarts d’heure, il déboule dans une rue, se colle contre un mur et éructe d’une voix nasillarde et pénétrée « Cocaïna, oh cocaïna, you’re burning up my brain, cocaïna, oh cocaïna, you’re burning me insane ».
Tout comme Une femme spéciale, Overdose se veut un pamphlet anti-drogue. Pallardy ne crache jamais sur le pinard, mais la came, très peu pour lui. Une fois, un acteur espagnol lui a fait tirer sur un pétard, mais ça ne lui a rien fait (plus exactement, ça l’a assommé et endormi quasi derechef). Autour de lui, ils voient les jeunes et les vieux beaux se détruire à la schnouff – les années 80, baby, tu ne peux pas lutter. En théorie, l’idée est belle, elle a même séduit ses investisseurs turcs puritains. En pratique, c’est une autre histoire. Par « souci d’authenticité », le tournage se déplace sur les côtes espagnoles et marocaines, dans la rotation des plaques tournantes du trafic. C’est un peu comme si Pallardy cherchait volontairement les ennuis : loin de se tenir à carreau, il trimbale son équipe sur les docks, dans les rues et recoins les plus sordides. Fatalement, sa route croise celle de contrebandiers de tous les échelons. John-Mary s’offre en couverture : à disposition, il a des véhicules, une équipe composée à 75% de margoulins chevronnés, et la raison artistique comme providentiel paravent.
Ses services sont appréciés et loués, y compris par les polices locales à qui Pallardy graisse amoureusement la patte. Overdose peut se targuer d’être un cas assez unique de film contre la drogue, partiellement financé par le trafic.
1990
John-Mary n’a jamais, ô grand jamais, cessé d’être grisé par son arrogante confiance en lui. L’emprise troublante qui se dégage de sa personne reste inchangée – OK, son pourcentage de réussite avec les gonzesses a tendance à baisser (l’âge, mesdemoiselles, l’âge), mais faites-le monter dans un avion avec James Coburn, et les deux hommes en ressortiront copains comme cochon, prêts à partir au bout du monde, tourner une idée couchée à la va-vite sur un carnet Rhodia acheté à l’aéroport. Pallardy est bon, excellent même. Il est toujours de ces hommes devant lesquels on baisse les yeux, certain d’y déceler une expérience humiliant la sienne. On ne mégote pas avec des survivants aussi acharnés que lui.
L’époque, par contre, a muté sans se préoccuper de lui. Ses marges de manœuvre ont été supprimées, les unes après les autres, reliquats désormais purement mélancoliques de ces folles années où le 7e art vous laissait exister, prospérer sur son dos douillet sans vous demander votre reste. Les exploitants ne reçoivent plus de VRP pour composer leurs affiches. La distribution s’est industrialisée. La bonne volonté ne suffit plus à monter un film : sans entrisme ni népotisme, avec un wagon de casseroles comme le sien, emprunter les voies traditionnelles reviendrait à présent à bâtir une cathédrale avec des allumettes. Mais il y croit.
En fait, il est grand temps pour lui de percer aux Etats-Unis. Les VHS de White Fire s’y vendent comme des petits pains, les esthètes y réclament toujours plus de petites françaises offertes corps et âme aux coups de butoir des bonshommes de sa trempe. Il a un catalogue à revendre, des projets à la pelle, et des compagnons accueillants. John-Mary s’en fout de dormir sur des canapés pendant des mois. Il en a vu d’autres.
Gordon l’accueille dans le confort criard de sa villa de Santa Monica. Partenaire de son vieux pote Joe dans la lucrative franchise de salles de sport Gold Gym, Mitchell est en préretraite. Un peu de compagnie ne lui fait pas de mal.
Fondu dans le décor, John-Mary s’y implantera pendant huit mois. Il sera de toutes les sauteries et cocktails, jusqu’à ce que contacts s’ensuivent.